Croquer dans un cadavre exquis ou être un raisin sec

Je me souviendrai toujours de ce jour où j'ai osé lui parler pour la première fois.

Je te raconte rapidement cette rencontre exceptionnelle.

Je devais avoir 15 ans et toutes mes dents. Cet après-midi là, la terre s'est arrêtée de tourner aux alentours de 16h00 lorsque je l'ai vu embarquer dans l'autobus pour la première fois. Pourtant, juste avant, je devais être hyper motivée et trop enthousiasmée à jaser du dernier album d'Alanis Morissette avec mon habituelle voisine de banc. À cet âge, j'étais déjà relativement gâtée par la vie (la preuve étant que j'étais assise presque complètement au fond). Le seul grand malheur qui berçait mon adolescence était le trop long trajet de bus entre la grande ville et mon fond de rang. J'avais trop de temps et, à un certain moment, nous avions amplement fait le tour des sujets de base tels que les garçons, les gars et les hommes de 5e.

Donc, comme je disais, j'étais complètement éprise par ma discussion avec ma voisine de banc lorsqu'il a franchi pour la première fois le seuil de la porte-accordéon de la 403. Il est entré la tête haute et les cheveux dorés dans le vent comme un beach-boy qui a oublié de bronzer. Il portait, sans aucun doute, la chemise la plus colorée (et la plus laide) que j'avais croisée jusqu'à maintenant. Il avançait doucement avec son allure de rock star des années 70 comme s'il voulait s'assurer d'être vu de tous . Tous les regards étaient sur lui (que voulez vous un nouveau dans le bus en milieu d'année ça se remarquait). Il continuait d'avancer calmement. Shit! Il s'avance de plus en plus. À ce moment, je m'aperçois qu'il est pris au piège puisque tous les bancs sont pris et occupé par deux passagers. Il devra donc poser son derrière sur un bout de banc. Peut-être que pendant tout ce temps il cherchait les 2 ados ayant potentiellement les plus petits derrières afin de ne pas toujours se tenir en équilibre sur la pointe de son coccyx. Il poursuit son parcours, puis s'arrête et demande s'il peut prendre place dans le banc devant nous. Il s'assoit. Je n'avais jamais remarqué à quel point il pouvait faire chaud là-dedans.

Ma voisine continue de parler alors que moi j'entends blablabla et blablabla. J'observe l'individu mystère et savoure cette nouvelle odeur qui s'étend jusque dans mes narines. Il sent le dehors (rassure-moi et dis-moi que tu comprends quand je dis ça).

Je devais à tout prix trouver quelque chose d'intéressant et d'intelligent à lui dire. Je ne voulais pas qu'il me trouve "nouille". C'est à ce moment précis que j'ai osé et que, comme une vraie de vraie nouille qui s'assume, je lui ai demandé: "S'cuse, as-tu l'heure?" Voyons donc belle nouille fraîche de 15 ans! Il le sait le gars que tu connais l'heure pis que tu n'en as pas besoin de l'heure puisque tu ne seras en retard nulle part. Tu es dans le bus, en route vers chez vous. La conne!

Le mystérieux beach-boy trop pâle a tout de même eu la délicatesse de me répondre. Il ne m'a pas seulement regardé avec un regard rempli de jugement. Non! Il m'a répondu: "C'est une technique comme une autre pour parler à quelqu'un." Ma vie venait de s'arrêter là! Ma réputation de fille correcte et suffisamment intelligente venait de s'envoler avec ses mots. J'allais être étiquetée "GROSSE NOUILLE" pour l'éternité. Les générations après moi allaient raconter mon histoire à leurs enfants. Je devenais à cet instant précis celle pour qui la fin n'était pas "Elle vécue heureuse et eu de nombreux enfants". J'allais finir seule comme un creton ou pire, comme un vieux raisin sec resté collé dans le fond de la petite boite Sun Raid (la minuscule avec la madame dessus). Des spécialistes de la séduction, comme ceux qui ont inventé les incontournables et célèbres répliques tel "Ton père a volé les 2 plus belles étoiles du ciel pour les mettre dans tes yeux", allaient parler de ma piètre performance. J'étais devenu une légende urbaine!

Par chance (et c'est vraiment de la chance), il a également ajouté "Vous vous appelez comment?" (Il ne venait pas de me vouvoyer, je te rassure tout de suite. Il s'adressait à moi et ma voisine). On a toutes les deux répondu honnêtement (rendu là je pense avoir hésité à dévoiler ma vraie identité) et une discussion s'en est suivi. Il a proposé de faire un jeu pour passer le temps. Comme on ne pouvait pas jouer à la bouteille ou à "kick la cacanne", il a proposé de faire un cadavre exquis. Dans un instant délicieux de pures folies imbéciles, nous nous sommes reconnus!

Ce jour-là, il est devenu quelqu'un au sein du 403 destination St-Étienne. Il est surtout devenu quelqu'un dans ma vie.

Lui et moi, je pense que nous n'avons jamais vraiment reparlé de l'importance de ce grand moment de honte. Par contre, 20 années sont passées. Nous avons vu des couchers de soleil (les plus beaux). Nous avons ri de tristesse et pleuré de joie. Nous avons partagé des folies majestueuses et traversé des obstacles spectaculaires.

À 15 ans, j'ai eu la chance de rencontrer les oreilles qui allaient pouvoir toujours tout entendre et les bras qui allaient toujours pouvoir me rassurer. Nous sommes une alliance, un duo, des amis.

Dernièrement, il s'est excusé de ne pas être présent autant qu'il le voudrait. Je n'ai pas su quoi lui répondre. Je n'ai pas su si je devais également m'excuser de ne pas être assez présente dans sa vie, d'être une si mauvaise amie.

Il sait qu'il peut passer quand il veut déguster chez moi un autre cadavre exquis et qu'au pire nous mangerons des raisins secs.

Je te souhaite et je souhaite à mes enfants que vous puissiez profiter d'aussi grandes amitiés.

Pour cet ami

Xx